Ce texte a remporté en 2012 un concours de nouvelles sur le thème imposé "Que la fête commence". Enjoy.
LE CLOWN TRISTE
Depuis le décès de sa mère, survenu au printemps dernier, Jack vivait seul dans cette grande maison un peu à l'écart de la ville. Il avait passé presque toute son enfance ici, dans la région de Wood County. Le domaine qui s'étendait devant luijusqu'à Little River, il le tenait de son père, un vassal de JPMorgan qui avait réussi. Si tant est que gagner beaucoup d'argent sans jamais voir sa famille soit une forme de réussite. Étant jeune, Jack avait peu vu son père, et cela n'avait pas changé une fois entré dans l'adolescence. Les liens ne s'étaient jamais vraiment faits, ce qui avait abouti à une relation formelle et sans réelle affection de part et d'autre. Sa disparition brutale dans un accident de voiture n'avait pas changé grand-chose pour Jack. La perte récente de sa mère, par contre, était plus douloureuse, et ces temps-ci, il avait du mal à reprendre le dessus.
Salut Jack, avait dit Carla.
Depuis quelques temps, Carla venait régulièrement visiter Jack. Elle passait de temps en temps lui faire la conversation. Carla aimait beaucoup parler et Jack, d'une nature plus silencieuse, la laissait dire. Elle l'aidait à oublier un peu de sa solitude et, parfois, lui donnait quelques idées pour son prochain bouquin. C'est que son éditeur commençait à s'impatienter. Jack avait pris pas mal de retard. Son manuscrit aurait dû être rendu depuis plusieurs mois déjà, mais avec les derniers événements...Et il y avait ces maux de tête qui ne le quittaient pas.
Comment ça va ce soir, Jack ? avait demandé Carla. Est-ce que tu iras en ville, demain ? Tu sais qu'ils seront tous là...
Jack s'était resservi un verre de gin. Il buvait trop en ce moment. C'est ce que sa mère lui aurait dit si elle avait été encore là. Si les médecins avaient diagnostiqué à temps...Depuis la grande baie vitrée du rez-de-chaussée, Jack pouvait voir le vent agiter les arbres. Les allées du parc étaient bordées de grands peupliers. Quelques cèdres centenaires étaient disposés çà et là autour de la maison. Comme autant de gardiens prêts à repousser toute intrusion. Le domaine était vaste. Près de cent hectares et au moins autant d'expropriations. Le père de Jack avait bâti sa réussite sur la souffrance humaine. Plus encore depuis la crise des subprimes. Les expropriations avaient explosé dans la région, comme partout aux États-Unis. JPMorgan, banque hypothécaire et prédatrice, avait récupéré ses billes. Mettre les gens dehors, c'était le travail du père de Jack. Depuis toujours. Autant dire que dans le coin, il ne s'était pas fait beaucoup d'amis. D'ailleurs, on n'avait jamais vraiment su si l'accident de voiture en était vraiment un. Tout cela avait rendu impossible l'intégration de Jack dans la petite communauté de Marshfield. La ville haïssait son père et était indifférente à Jack et à sa mère, les ignorant purement et simplement. Jack avait traversé sa scolarité comme un fantôme au milieu des vivants. Alors, les livres avaient remplacé les amis, la plume avait remplacé la parole. Tout devenait possible dans l'imaginaire...
Tu sais qu'ils seront tous là...
Il faisait chaud ce soir. Il allait y avoir de l'orage, c'était certain. Affalé sur son vieux canapé Louis XV, Jack avait fermé les yeux et se laissait bercer par le bruit du vent. Son père était un salaud, mais il avait du goût. Les trois étages de la maison étaient somptueusement meublés à l'ancienne. Faire venir tout cela depuis le vieux continent avait dû coûter une fortune. Dans le crépuscule, les cèdres agitaient leurs bras de géants. Les peupliers courbaient le dos, comme fouettés par une force invisible. Bientôt il allait y avoir de la pluie, si forte qu'on ne verrait plus le bout du parc. Les orages étaient violents en cette saison. Jack, à vrai dire, aimait cette violence, ce chaos, cette perte de contrôle. Cela remettait tout le monde au même niveau. Petites choses agitées et soudain de peur immobiles, qui se rendaient brutalement compte de leur insignifiance.
Leur monde est si organisé, si prévisible. Tu devrais y mettre de l'imprévu, Jack ; y mettre de la fantaisie...
Demain. Pourquoi pas, après tout ? Cela faisait quelques semaines qu'il n'était plus retourné en ville. Hormis les visites impromptues de Carla, il n'avait vu ni parlé à personne depuis de nombreux jours. Ce serait peut-être l'occasion de retrouver l'inspiration perdue. Jack écrivait depuis toujours. Cela lui faisait l’effet d’un puissant analgésique. Les angoisses et les malaises de la vraie vie s’évanouissaient. Le shoot pouvait durer des heures, parfois toute une nuit. Il ne s’arrêtait qu’épuisé, une fois que son cerveau avait consommé toute la dopamine disponible. A ces phases de compulsion, succédaient des périodes plus éprouvantes, plus déprimantes, au contact du réel. Habituellement de courte durée, la parenthèse semblait cette fois-ci s’éterniser. La disparition de sa mère n’y était sans doute pas étrangère. La présence de Carla l’aidait à combler le manque. Ce soir, pourtant, Jack n'écoutait plus Carla. Il repensait à cette vieille chanson indienne que sa mère lui chantait lorsqu'il était petit.
C'est par l'eau des rivières que s'enfuit le temps,
Par le vent des forêts que reviennent les chants,
Grandissent par la terre les cœurs des enfants,
Petit garçon s'endort dans les bras de maman,
Et je m'endors bercé par les bras de maman.
***
Le lendemain, à son réveil, Carla n'était plus là. Il faisait beau, mais le parc gardait les cicatrices de la nuit passée. D'innombrables branchages jonchaient les allées et un gros cèdre avait rendu l'âme, déraciné. Jack s'était décidé : il irait en ville cet après-midi, se mêler à la fête. Faire le clown triste dans ce grand cirque.
...ils seront tous là...
Tandis qu'il déjeunait d'un verre de Montebello californien, les mots de Carla lui étaient revenus en tête. La plupart des gens du coin l'ignoraient purement et simplement, mais d'autres lui étaient franchement hostiles. Même si Jack n'était pas son père, il était, pour ceux d'ici, de la même race que lui. De ceux qui arrachent les cœurs. De ceux qui sucent le sang. Il avait forcément le Mal en lui, quelque part. Forcément. Pour certains, il eut mieux valu qu'il ne soit pas là. Ou qu'il disparaisse. Un frisson lui avait parcouru le corps. Il avait quelque part, à l'étage, de quoi se défendre si on lui cherchait des ennuis.
***
Regarde Jack ! La ville est pleine de couleurs. Ils vont faire la fête toute la journée, et sans doute toute la nuit...
Carla avait tenu à accompagner Jack. Il était passé la prendre chez elle. Un petit détour. Carla habitait juste à côté du cimetière où était enterrée sa mère. Jack en avait profité pour aller se recueillir quelques minutes sur sa tombe. Son père n'était pas ici. Il avait été inhumé dans l'Ontario, au Canada, d'où il était originaire. Cela valait mieux pour tout le monde. A sa sortie du cimetière, Carla avait rejoint Jack. Ils flânaient maintenant ensemble dans les rues de la ville. Comme chaque année en cette saison, Marshfield était le siège de la grande foire de l’Etat du Wisconsin. Pendant près d’une semaine, spectacles et attractions allaient envahir la ville. Concerts, défilés, courses de cochons…Les forains avaient monté leurs monstres de métal. La foule avait envahi les rues. Il faisait très chaud en ce début d’après-midi. Tout le mois d’août avait été étouffant, d’ailleurs. Carla, comme toujours, parlait beaucoup. Elle avait passé son bras sous celui de Jack et l’entraînait à sa suite.
Plus tard, ils vont défiler, Jack. Et il y aura un meeting aérien, je crois. Sens-tu ces bonnes odeurs ? C'est la fête foraine ! Allons voir, ça sent si bon !
Jack sentait. L’odeur de la friture et de la viande grillée se mêlait à celle des barbes à papa et des marshmallows. Les étals des forains regorgeaient d’amandes chocolatées et de pop-corn, de beignets et de ces fameux choux à la crème géants, sorte de spécialité locale qui faisait perdre quelques années d’espérance de vie à chaque bouchée. Jack sentait. Mais derrière l'odeur des friandises et des sucreries, derrière l'odeur de la fête, il lui semblait sentir une autre odeur, plus sournoise, plus intime. Une odeur étouffante, presque toxique. Jack, toujours entraîné par Carla, avait voulu porter la main à sa gorge, mais il avait arrêté net son mouvement. L’espace d’un instant, sa main et tout son avant-bras avaient changé de forme, comme rongés par de l’acide. Il avait pu sentir les relents pestilentiels de la lèpre qui le rongeait, qui le déformait et qui recouvrait tout. L’odeur du rejet. Sa propre odeur, qu’il pouvait lire dans les regards autour de lui. Qu’il pouvait sentir dans les rires et les chants de la fête…
Le clown triste vient en ville,
Qui fait rire petits et grands,
Voyez, qu'il est malhabile,
Dans son grand habit blanc...
Jack s’était arrêté. La vision s’était estompée, mais il lui semblait que son mal de tête revenait. Le vacarme des manèges ne faisait rien pour l’aider. Il s'était toujours demandé quel plaisir les gens pouvaient trouver à s'abrutir de cette musique de sauvages. En portant la main à son front, il s'était rendu compte qu'il était en nage. Carla parlait toujours, mais sa voix, à présent, semblait plus lointaine, comme étouffée par la masse de décibels qui l’assourdissaient.
Regarde-les rire Jack ! Regarde-les s’amuser ! N'est-ce pas de toi qu'ils rient ? N’est-ce pas de toi qu’ils s’amusent ?
Au-dessus de lui, un manège faisait tourner ses tentacules de métal. Un maelström géant qui emportait avec lui les autres manèges, les baraques et la foule en une danse effrénée. Les cris et les rires étaient happés par ce grand tourbillon. Les couleurs et les odeurs tournoyaient autour de Jack. Les pulsations de la musique techno résonnaient dans sa poitrine et dans ses tempes. En regardant autour de lui, il pouvait deviner, derrière le brouillard, les regards de ceux que, quelques années auparavant, son père avait jetés à la rue, dans la poussière et dans le froid. Et ces regards étaient remplis de haine.
N'est-ce pas de toi qu'ils rient, clown triste ? Il fait si chaud ! Il y a tant de bruit !
Carla avait lâché le bras de Jack. Elle tourbillonnait maintenant autour de lui au rythme du monstre d’acier. Sa voix avait changé. Ce n'était pas la voix douce dont Jack avait l'habitude, mais une voix métallique et lointaine. Une voix acide, qui rongeait. Opaque, qui étouffait.
Ils sont tous là, Jack ! Ceux que ton père a jetés en pâture aux loups. Regarde-les, Jack ! Ils ont passé tant de temps dans la nuit grinçante qu’ils sont devenus des loups eux-mêmes ! Prêts à t’arracher le cœur ; prêts à te sucer le sang !
Les mains sur les tempes, Jack était tombé à genoux. Il avait, dans un réflexe, porté la main à sa veste. Un peu plus loin, on avait procédé au traditionnel lâcher de ballons qui ouvrait officiellement les festivités. Un groupe de musique venu de l’Illinois jouait une musique folklorique entraînante. On dansait…
…petites choses agitées…
« Que la fête commence ! » avait crié quelqu’un, repris en chœur par la foule. « Que la fête commence ! » avait murmuré Jack en écho, au moment de presser sur la détente du vieux pistolet paternel qu’en ce jour de fête, il traînait sur lui.
…et soudain de peur immobiles…
***
Assis à l’ombre d’un cytise en fleurs, Jack avait fermé les yeux et respirait profondément l’agréable parfum de l’arbre. Depuis peu de temps, on le laissait à nouveau sortir quelques minutes par jour et évoluer presque librement dans les jardins. Jack ne s’était pas senti aussi vivant depuis longtemps. Depuis, en fait, les événements qui l’avaient conduit ici. Jack n’en gardait qu’un souvenir incertain, de la même manière qu’on ne garde au réveil que la sensation inconfortable du rêve, sans se souvenir du rêve lui-même. Jack savait qu’il avait fait quelque chose de mal parce qu’on le lui avait dit. Et il savait que pour ne plus recommencer il devrait prendre jusqu’à la fin de ses jours les bonbons multicolores que les blouses blanches lui donnaient. Les blouses blanches étaient gentilles avec lui. Sans doute parce qu’il était sage et qu’il faisait tout ce qu’elles lui demandaient. Les bonbons y étaient sûrement pour quelque chose. D’ailleurs, depuis qu’il en prenait, Carla ne s’était plus montrée…L'hallucination s'en était allée en même temps que les angoisses et la paranoïa. Une blouse blanche avait dit :
- Il est temps de rentrer, Jack, la promenade est finie.
Jack s’était levé et marchait vers l’imposante bâtisse qui trônait au centre du parc. Les autres pensionnaires rentraient également. Bientôt, il allait faire nuit.
- Il y aura une surprise au repas de ce soir. Sais-tu que c’est l’anniversaire de Lisa, aujourd’hui ? avait poursuivi la blouse blanche.
Jack avait levé la tête. Non, il ne savait pas. Lisa était une pensionnaire, comme lui. Elle non plus, par le passé, n’avait pas été très gentille. C’est aussi pour cela qu’elle était là. Jack aimait bien Lisa. Elle prenait des bonbons, comme lui.
- Ils ont fait un grand gâteau pour fêter ça. Avec des bougies. Ne va pas le lui répéter, hein, c’est un secret jusqu’à ce soir.
Jack avait acquiescé. Le soleil commençait à descendre lentement derrière les arbres. Jack n’aimait pas ce moment furtif entre le jour et la nuit où les ombres prennent vie et étendent leur empreinte jusqu’à l’infini. Elles lui rappelaient le rêve qu’il avait fait un jour, il y a longtemps, perdu au milieu de la fête. « Joyeux anniversaire, Lisa ! », pouvait-on lire sur une banderole dans le grand réfectoire. « Que la fête commence ! » avait pensé Jack. Et derrière lui, comme une trace, s’étendait l’ombre du tueur de Marshfield.